samedi 15 décembre 2007

L’entretien du mois - René Girard

Objections - n°12 - décembre 2007 - page 7

L’entretien du mois - René Girard

Anthropologue, René Girard est l'un des derniers penseurs qui compte. Sa théorie du désir mimétique répond à Freud et à Levi-Strauss. Mais ce travail fondamental ne l'empêche pas d'être en prise sur notre histoire et même sur l'actualité qu'il tente de décrypter. Après Achever Clausewitz, il prépare un livre sur les États-Unis et la France. Voici sur ce sujet comme en avant-goût, notre discussion. À bâtons rompus...

René Girard, vous êtes sans cesse entre deux mondes, les États unis et la France. Que diriez-vous de la situation aux États-Unis actuellement ?

Il y a là-bas un changement qui étonnerait Tocqueville…

Parlons de ce changement, mais d'abord parlons de l'Église catholique aux États-Unis…

Lorsque j’y suis arrivé, il y a 50 ans, il y avait parmi les catholiques 70 % de pratiquants. Aujourd'hui il y a 70 millions de catholiques, vous vous rendez compte ! Cela ferait un chiffre énorme ! Mais actuellement, il reste 30 % de pratiquants. La différence, pour une large part, c'est le Concile, non : plutôt le clergé conciliaire qui en est responsable. Mais c'est encore considérable par rapport aux chiffres européens. Enfin, nous, nous avons une messe grégorienne et nous y sommes très attachés. C'est un professeur de Stanford qui organise cela. Et puis, de manière générale, les jeunes prêtres donnent l'impression d'être solides, costauds, conservateurs, traditionalistes. Ce qui est étonnant, c'est l'étonnement de ces milieux progressistes qui s'imaginaient que le christianisme pourrait continuer sur la lancée progressiste, qu'il y aurait des vocations sacerdotales au bout de 25 ans qui resteraient semblables à ce qu'avait été la leur dans les années 60. Il suffit de réfléchir, n'est-ce pas, c'est absolument impossible. Pour qu'il y ait vocation, il faut qu'il y ait un motif d'engagement, qui ne pourrait pas être la dissolution générale et le laisser-aller. On a l'impression que cela n'était pas venu à l'esprit de ce clergé progressiste.

Quel est le rôle de l'Église catholique aux États-Unis ?

Déjà il y a trente ans, c'était les Catholiques les plus conservateurs qui étaient contre la guerre du Vietnam, parce qu'ils disaient : le pape a dit, le pape condamne. On peut dire : « Le pape a dit… » aux États-Unis. Les Protestants ont beaucoup plus conscience que les Catholiques eux-mêmes de l'unité catholique. Prenez l'intellectuel catholique, c'est quelque chose de très très important. Il y a un journal catholique qui s'est déclaré contre la guerre en Irak dès le début. Parce que le pape avait parlé, cela n'a pas posé de problème. Il faut dire qu'il y a quelque chose comme 13 000 églises protestantes aux EU… Ce que les Protestants voient c'est que l'unité catholique est en train de triompher du protestantisme. La papauté qui a été tant maudite aux États-Unis manifeste aujourd'hui pour tous l'unité. Certains considèrent même que le pape reste la seule voix qui puisse parler pour l'Occident dans son ensemble.

Vous estimez que la guerre en Irak est une erreur ?

Ce que Bush a fait de terrible c'est qu'il a discrédité une résistance raisonnable de l'Occident au terrorisme islamiste, une attitude qui soit raisonnable mais ferme en même temps. Aujourd'hui l'Américain moyen n'est pas prêt à résister. Devant ses yeux, on a utilisé à des fins politiques locales une situation qui en elle-même est grave et sérieuse. Du coup, on s'est interdit une véritable stratégie vis-à-vis de ces problèmes. Aujourd'hui la situation politique est tellement tendue qu'aux États unis en tout cas, l'on rend la situation psychologiquement impossible pour les musulmans. Ils ont conscience du mensonge dans lequel vit la communauté dont ils font partie. Mais ils ont des supériorités sur nous, ils sont vertueux d'une certaine façon, dans le matérialisme ambiant.

Je pense qu'étant donné la situation actuelle, s'en prendre trop à l'islam, c'est mettre les musulmans dans une situation impossible. Je ne dis pas qu'il ne faut pas dire aux islamistes leur fait… Mais vous comprenez, il y a ce refus absolu de la violence que devrait être le christianisme. Mais comme sur ce point, le christianisme n'a pas toujours été vraiment chrétien, de fait, c'est difficile de faire la leçon aux autres… C'est un peu comme les Américains qui essaient d'expliquer aux Chinois et aux Hindous qu'il ne faut plus de voiture !

Que pensez-vous de l'évolution de la démocratie américaine ?

Le génie de la démocratie américaine, c'est que tout finissait par se passer au centre. Et cela parce que chacun des deux partis - Républicain et Démocrate - contenait son contraire comme une minorité à l'intérieur de lui-même. Les démocrates, réputés plus à gauche selon les critères européens, comptaient dans leur sein les démocrates du sud – les fameux sudistes – qui, pour des raisons historiques, étaient très réactionnaires. Aujourd'hui les sudistes sont devenus républicains ! C'est une victoire de l'idéologie, l'idéologie est devenue sans limites, il n'y a plus que de l'idéologie et par conséquent les rapports s'aigrissent… Chez les Républicains aussi il y avait des gens qui étaient plus libéraux, des gens qui étaient très modérés, qui représentaient un milieu très modéré à l'intérieur du Parti conservateur. Et donc des deux côtés la majorité était en quelque sorte modérée par une minorité qui ressemblait à l'autre parti. Il n'en est plus de même aujourd'hui ! De toute façon l'Amérique s'idéologise beaucoup trop ce qui empêche que soient prises des décisions raisonnables. Des décisions qui ne soient pas inspirées par la politique, par le souci politicien. On a vraiment l'impression parfois, nous autres Français, que les EU sont en train de s'enfoncer dans une troisième ou une quatrième république… à la mode de chez nous…


Entretien réalisé par Arnaud Guyot-Jeannin et l'abbé G. de Tanoüarn